Revue & Corrigée

par Rui Eduardo Paes, traduction de Benjamin Brejon, Mar 1999 (Paris, France)


Après Carlos Zingaro, Rafael Toral est le musicien experimental portugais le plus connu hors des frontières de son pays. “Wave Field”
l’a révélé aux fans des nouveaux courrants de l’ambient, “Chasing Sonic Booms” a confirmé sa veine “noise” et le récent “Aeriola Frequency” couronne ce parcours, cette fois-ci sans guitare. Parallèlement, on a vu circuler “On Air”, album de son duo No Noise Reduction (avec João Paulo Feliciano) qui se dédie à la manipulation sonore d’ustensiles éléctroniques utilisés quotidiennement. Ce n’est pas un hasard que Phill Niblock, Jim O’Rourke et les deux guitaristes de Sonic Youth l’aient remarqué.

Aeriola Frequency” est une boucle qui se nourrit d’elle-même en continu. Depuis quelques temps déjà votre musique semble être de moins en moins liée à la guitare. Les “gadgets” éléctroniques, le synthétiseur modulaire et le theremin, entre autres, viennent remplacer
votre instrument principal. Que se passe-t-il?

-La guitare est, pour moi, incontournable. Comme source sonore inépuisable et comme icône culturelle, mais aussi de par ma formation liée au Rock, cet instrument est devenu une présence constante. Ceci ne fait pas pour autant de moi un “guitariste”, soit : quelqu’un qui joue de la guitare. Quand je fais de la musique, je peux enregistrer une prise de guitare en un après-midi et ensuite passer trois mois à travailler ce matériau, avec différents processus et opérations de montage et de mixage à l’ordinateur. Le critique Bill Meyer a décrit ma pièce éléctronique “Liveloop” avec l’expression géniale suivante : “a Guitarless composition for guitar effects”. En vérité, je suis allé si loin dans la transformation éléctronique des sons de guitare que je me suis surpris moi-même à faire des choses pour lesquelles la guitare n’avait plus aucune utilité. Rappellons-nous que, du point de vue éléctronique, une guitare c’est comme un microphone. “Cyclorama Lift”, la pièce qui constitue l’album “Aeriola Frequency” est basée sur des “feedbacks” et des résonnances – choses qui, au final, appartiennent bien au monde des guitaristes. J’aurais pu faire “Aeriola Frequency” avec une guitare, mais j’ai voulu me concentrer sur la résonnance pure, et la guitare auraît fini par être plus une entrave qu’un moyen d’y arriver. Disons que je suis allé directement à l’essentiel. Quand une guitare est en “feedback”, il y a un circuit de résonnance qui entre en auto-oscillation, qui génère un ton, une onde : en fait l’instrument se comporte comme un synthétiseur rudimentaire. Je peux faire beaucoup de choses avec des “feedbacks” de guitare, mais si je veux travailler avec l’oscillation et faire un pas en avant, pourquoi ne pas travailler directement avec des oscillateurs et des modulateurs? Curieusement, l’utilisation principale que je fais de mon système modulaire est la manipulation et le traitement de sons de…guitare. Parfois j’ai besoin de dépasser complètement l’instrument.

Vous définissez votre travail comme de la “musique ambientale ou environementale”, mais vous vous référez à elle en faisant allusion à un mode d’écoute (“avec des niveaux d’attention variables”, comme vous l’avez noté dans le “press release” d'”Aeriola Frequency”). C’est à dire, non pas comme une typologie de la musique en soi et pour elle-même, mais en fonction de la manière dont elle est écoutée. Finalement, comment entendez-vous l’ambientalisme?

La manière dont la musique est écoutée, ou entendue, fait parti de la définition même de l”ambient” telle que l’a énoncée Brian Eno. La musique ambientale doit être capable de fonctionner avec différents degrés d’attention. C’est le principe-clé: “as ignorable as interesting”. Même si il est évident que son utilisation ne suffit pas à la définir, la musique est tout de même passible d’être utilisée de différentes manières. L’une d’entre elles étant la possibilité d’abdiquer d’une écoute consciente, la musique devenant alors une présence sonore intégrée à l’environement accoustique. D’un autre côté, il y a la nécéssité d’offrir une experience d’écoute un minimum riche, sous peine de tomber dans le piège du mur blanc, vide et stéril. L’important, c’est qu’il y ait une quelconque complexité d’information, mais en même temps une certaine sensation d’immobilité. Un cours d’eau, par exemple, possède des patrons de turbulences infiniment complexes, mais quand on s’asseoit sur une de ses rives, on n’a pas pour autant l’impression qu’il se passe grand chose. J’essaie d’utiliser ça comme un modèle pour ma musique. Pour moi, la musique est une activité cérébrale , une experience esthétique sur le son. Pour qu’une telle experience musicale ait lieu, le fait que les sons que l’on écoute aient été ou non produits avec une intention musicale n’est pas le problème. On peut écouter un disque ou aller à un concert, mais on peut aussi écouter musicalement un avion qui passe. Aucune de ces experiences n’est plus valable l’une que l’autre en termes musicaux. La seule différence est que l’avion n’avait pas l’intention de faire de la musique. Il y a toujours un environement sonore, une “toile de fond” sonique dans nos vies, et j’essaie de faire en sorte que mes pièces fonctionnent comme un fond sonore, de manière à ce que les gens puissent alterner librement entre une écoute “musicale” et une écoute “non musicale”- c’est à dire: que cette musique puisse être écoutée attentivement, mais qu’elle puisse être également sur le même plan que le bruissement des rues ou le murmure des bois. Ce qui m’intéresse principalement c’est de casser cette frontière: pouvoir écouter les sons de l’environement comme de la musique, et la musique comme des sons de l’environement.

L’improvisation a un rôle important dans votre musique, mais je sais que vous avez une relation difficile avec la “musique improvisée”. Dites moi pourquoi et expliquez moi comment vous conciliez le langage de l’improvisation avec quelque chose qui lui est étranger, en dehors de certaines exceptions comme les AMM : l’ambientalisme. En vérité, on diraît que vous avez comme un “déficit” dans les deux domaines: quand vous improvisez, vous êtes moins “ambiental”, et quand vous faîtes de l'”ambient”, quand vous créez des environements musicaux, on diraît que vous arretez d’être un improvisateur. Il suffit de comparer “Chasing Sonic Booms” avec “Wave Field” et “Aeriola Frequency” pour s’en rendre compte. Comment tout cela fonctionne-t-il pour vous?

Si il existe un “langage de l’improvisation”, et si ce dernier possède des techniques et des processus spécifiques, alors il y a bien une “musique improvisée” qui est un “genre musical” à part entière plus qu’un exercice d’improvisation en soi. Improviser consiste à résoudre des situations en temps réel. Si j’ai un problème à résoudre, il suffit de le mettre en équation pour découvrir la solution. Cela signifie que cette solution doit avoir une forme, mais tant qu’elle n’a pas été trouvée, on ne peut pas savoir quelle forme elle va avoir! Dans la catégorie “musique improvisée”, les solutions sont déjà codées par une base formelle pré-établie. Donc, la forme d’abbord, la solution après. Ceci rend la musique très prévisible et ça n’a rien à voir avec l’improvisation. Je trouve que la distinction que fait Jim O’Rourke entre  “improviser” et “jouer de la musique improvisée” est très importante.  Je n’ai pas de problème avec ce genre pour autant. Il faut juste arrêter de confondre et de dire qu’on improvise quand on fait de la musique improvisée… L’improvisation implique un certain nombre de choses : une prédisposition à se frotter à l’indétermination, à accepter les événements imprévisibles et à s’ouvrir à énormément de variables différentes. La rapidité avec laquelle il faut parfois réagir, la surprise de situations nouvelles, la découverte instantannée de nouveaux sons, tout cela possède une charge dramatique et même une certaine violence, et le déroulement de ces événements sur scène est quelque chose de vraiment spectaculaire. En fait, c’est un spectacle qui se construit au fur-et-à-mesure, et qui, comme tel, demande de l’attention.
Sur scène, il y a une situation théatrâle – il faut inventer des solutions face au public, mais l’intérêt ne réside pas pour autant  dans le seul fait de trouver des solutions. On attend que ces solutions soient générées en live d’une manière esthétiquement intéressante et stimulante. Si ce n’est pas le cas, ça donne une espèce de “workshop” sur scène. Il y a sans aucun doute un facteur d’apprentissage dans la pratique de l’improvisation mais je ne vois pas pourquoi les gens devraient payer une place pour voir ça. Je me sens toujours responsable de donner au public quelque chose qui “vaille la peine” et c’est très difficile d’y arriver avec l’improvisation. En fait, je n’y suis arrivé
que deux fois, dans des concerts en solo. Tout cela nous éloigne de l’utilisation ambientale de la musique et explique la violence disséminée ici et là dans “Chasing Sonic Booms” . Malgré tout, on ne peut pas séparer les choses de manière aussi binaire. Dans ce disque, il y a de l’improvisation avec une forme quasi ambientale, environementale. D’autre part,”Wave Field” en concert comporte beaucoup de parties improvisées et “Aeriola Frequency” est entièrement improvisé dans son execution. A vrai dire, je ne vois aucun déficit d’un “domaine”, quant à l’autre, tout est intégré… A part quelques rares exceptions, je ne peux pas prétendre réaliser une musique purement ambientale en concert pour la simple raison que l’ambient et la scène sont incompatibles. Pour que puisse advenir une jouissance ambientale réele, on doit avoir la possibilité d’oublier qu’on est en train d’écouter de la musique et ce n’est certainement pas ce qui se passe quand on décide d’aller à un concert. Je n’aurais pas été capable de m’aventurer dans des experiences d’improvisation libre sans ce que j’ai appris avec Sei Miguel. Travailler avec lui est à chaque fois une experience fascinante, chaque minute avec lui vaut de l’or. Malheureusement, on a pas beaucoup travaillé ensemble. La rigueur qu’il inspire dans la gestion du temps et du silence est un apprentissage précieux. J’éspère pouvoir assister bientôt à la reconnaissance mondiale de son génie.

Il y a quelques paradoxes délicieux dans votre approche de la musique, à commencer par vos références qui sont d’origines disparates – John Cage, Alvin Lucier, Phill Niblock, Brian Eno, Jim O’Rourke, Sonic Youth, My Bloody Valentine… Votre musique incorpore des ingrédients qui sont, à priori, difficilement conciliables: rock à guitare, minimalisme, “noise”, musique éléctroaccoustique… vous jouez ce que vous écoutez?

Je ne vois pas du tout ces références comme une multiplicité de coordonnées, comme si j’essayais de gérer un corpus d’influences incompatibles entre elles. Pour moi, tout s’emboîte parfaîtement, comme dans un gant. Ne soyons pas réducteurs au point de penser que ce que je fais est le résultat d’une somme d’ingrédients. Tout le long de notre parcours, on trouve des choses qui nous intéressent, des idées qui vallent la peine d’être appliquées et dévellopées. Naturellement, j’ai intégré des choses très différentes de ces gens et de ces groupes, parfois à un niveau rationel, parfois purement emmotionnel. Je crois que l'”influence”, ou l’inspiration, de quelqu’un est potentiellement plus intéressante quand elle est assimilée conceptuellement. Même quand on est très inspiré par quelqu’un, on a pas besoin pour autant de sonner comme une pâle copie. Par contre on peut prendre toute sorte de directions formelles une fois que l’on a intégré l’idée de base. En d’autres termes, ça signifie que les mêmes idées peuvent être exprimées d’une pluralité de formes et d’approches esthétiques différentes. C’était le cas de Pop dell’Arte, un groupe très ouvert dont le génie résidait dans sa capacité à intégrer toute sorte de références, de formes ou d’approches différentes, voir carrément incompatibles. Jusqu’à un certain point, j’ai eu dans ce groupe le rôle du “saboteur de service”, mais en vérité il était impossible de saboter cette musique, une centrifugeuse capable d’absorber pratiquement tout. Le résultat était une tension constante et très enrichissante entre les éléments. Je pense que j’ai plus donné à Pop Dell’Arte que je n’en ai pris. Ce qui m’en est resté, c’est mon implication dans la sphère du rock, même si à l’époque j’avais une attitude clairement anti-rock. Ces dernières années j’ai produit quelques disques de rock. D’ailleurs il ne m’est jamais arrivé de produire quelque chose qui ne soit pas lié au rock, mais j’aimeraîs bien… Le travail de production est crevant et très exigeant. Il faut une attention absolue au moindre détail. J’ai un peu arrété pour cette raison. J’ai envie de me concentrer sur mon travail personnel et sur mon duo avec João Paulo Feliciano, No Noise Reduction.

Vous êtes invité à jouer à l’étranger, surtout aux Etats Unis; c’est là-bas que vos disques sont édités; “Wave Field” a même été considéré par Amazon.com comme un des 100 meilleurs disques édités aux USA en 1998. Vous représentez le Portugal au sein du Music in Movement Electronic Orchestra, en plus d’avoir déjà joué en concert avec des gens comme Jim O’Rourke, John Zorn, Phill Niblock, Rhys Chatham, Jean-François Pauvros, entre autres. Comment envisagez-vous ce rapide succès international?

Je ne veux pas paraître prétencieux, mais mon travail est sujet à une rigueur et à un niveau d’exigeance énormes. Je pense que les gens, (surtout en dehors du Portugal), ont su reconnaître cela. Par ailleurs, c’est gratifiant de savoir que ce que je fais est apprécié par des gens que j’admire, et qu’il y a également des gens qui achètent mes disques et qui les utilisent dans leurs vies. Je ne sais pas, je trouve ça normal. Cette histoire de succès, c’est aussi une question de “marketing”. Je pense encore aujourd’hui que “Sound Mind Sound Body”, mon premier album solo, auraît pu  se vendre par milliers si il y avait eu une structure pour le promouvoir. Quand je cherchais un label pour mon disque, je me suis suis senti complètement isolé, tout en sachant qu’il existait un public susceptible d’aimer ma musique ainsi que d’autres musiciens qui pourraient avoir des intérêts communs avec moi. Ce fût un long processus de reconnaissance graduelle, mais c’est avec l’impact de l’édition américaine de “Wave Field” que mon travail a gagné une soudaine visibilité qu’il n’avait pas jusqu’alors.

Vous vous intéressez de plus en plus aux machines analogiques, mais vous utilisez beaucoups l’ordinateur – celui-ci d’ailleurs est un outil qui vous est indispensable, du moins dans la phase du traitement postérieur de la musique que vous faîtes. De toutes les façons, il me semble que l’informatique musicale ne vous intéresse pas particulièrement. Est-ce parce que la technologie n’a pas d’importance en soi et que seul compte ce que l’on peut en faire? Et si elle n’a pas d’importance, alors pourquoi ne pas en faire l’économie et revenir à des situations accoustiques?

J’aurais pu diriger mon travail vers une recherche sonique avec des instruments accoustiques, mais cela impliquerait un autre type de parcours qui n’est pas le mien. Il y en a qui choisissent plutôt ce type de parcours. Comme disait Cage dans sa grande sagesse “we get more done by not doing what somebody else is doing”. Si j’ai une idée à concrétiser je vais avoir besoin d’un dispositif technologique qui me permette de la travailler. Il peut s’agir d’un “software” complexe ou d’une vieille pédale de distortion rouillée, l’important étant que les moyens servent les fins, et pas le contraire. Utiliser la technologie peut être parfois important, l’impératif étant de ne pas se laisser utiliser par elle. Les possibilités sont tellement vastes qu’il est de plus en plus facile de nous perdre. Je connais des gens qui ont acheté un sampler en pensant tout pouvoir faire avec, mais qui ont fini par se disperser et par perdre le focus. Il est essentiel de décider ce qu’on ne veut pas faire et de laisser des options de côté. Personnellement, je préfère travailler dans un champ d’options restreint, de façon à ce que le focus soit le plus aigu possible. Plus la limitation est grande plus on peut aller loin. Je préfère progresser en “flèche” plutôt qu’en “tâche d’huile”. Le principe de la musique, pour moi, reste le son. Il faut qu’il y ait un son “à priori”, avant même qu’il y ait de la musique. La musique résulte des transformations aux quelles ce son est soumis , ou des formes qui peuvent être construites à partir de ce son comme matière-première. Je vois la musique comme un processus qui a lieu à l’intérieur de la matière sonore proprement dite. C’est un peu pour cette raison que les sons de longue durée m’interressent. Je préfère travailler avec un son unique à l’intérieur duquel évoluent des phénomènes musicaux. Le “jouer” traditionnel ne m’attire pas puisqu’il faut toujours arrêter un son pour attaquer le suivant, et plus la musique est rapide moins elle me plaît.