Chronic’Art/ Peace Warriors (Français)

par Maxime Guitton and Jedrek Zadorsky, May 2002 (Paris, France)

Les triturations qu’impose à sa guitare, le compositeur, improvisateur et producteur portugais Rafael Toral comptent parmi les travaux les plus passionnants en musique ambient. Alors que le label Tomlab publie ses Early Works, entretien avec le guitariste sur les rapports à son instrument, au son, ses influences et activités parallèles.

Chronic’Art : Qu’est-ce qui te séduit dans les drones et la musique ambient? Comment parviens-tu à toujours renouveler ton langage musical à partir d’un matériau a priori si pauvre (pas de mélodie, de structures apparentes, uniquement du son, des tonalités étirées et vibratiles)?

Rafael Toral: Ta question présuppose un cadre de pensée qui n’est pas le mien. “Uniquement du son”, voilà justement le matériau véritablement inépuisable. Tu désignes le manque de mélodie et de structure apparente comme une limitation. C’en est une, mais uniquement pour les musiciens dont l’approche musicale est fondée sur les notes et les structures. Il en va ainsi de notre tradition musicale: penser la musique en termes de mélodie et une fois posée, trouver un son qui puisse la servir. Les structures sont également conçues pour être remplies de sons après coup. Mais il existe une toute autre approche musicale, qui se fonde sur le son. Pour moi, ainsi que pour beaucoup de musiciens en activité aujourd’hui, le son est ce qui vient en premier, la musique n’étant qu’une résultante du son. Des mélodies peuvent apparaître… mais pas obligatoirement. La musique se loge à l’intérieur et autour des sons et ne peut être conceptualisée séparément de ceux-ci, comme on le fait dans une approche fondée sur les notes.

– Quel équilibre trouves-tu dans ta musique entre composition et improvisation, en studio ou sur scène?

Je n’aime pas les répétitions parfaites, donc il y a toujours un élément de variation dans ma musique, je m’accorde une marge pour pouvoir prendre une décision à n’importe quel moment. En studio, j’improvise les éléments de base et tout ce qui suit est méticuleusement composé. Sur scène, j’improvise le long de lignes directrices d’ordre technique ou structurel. Et lorsque je me sens plus inspiré, que je suis en forme, je peux entièrement improviser.

– Qu’est-ce que Mimeo représente pour toi? Qu’as-tu appris au sein de cet all stars big-band ? [le projet Mimeo -pour Music in Movement Electronic Orchestra- réunit, entre autres noms, Christian Fennesz, Kaffe Matthews, Jérôme Noetinger, Peter Rehberg, Keith Rowe, Marcus Schmickler, Rafael Toral, ndlr]

C’est génial de jouer au sein de Mimeo, avec tous ces gens. Je pense que Mimeo doit encore aiguiser son intelligence collective. Bien des choses peuvent encore être faites. Mimeo a un potentiel énorme.

– Tu es entouré de quelques guitaristes brillants (Oren Ambarchi, Kevin Drumm, Dean Roberts, C. Fennesz, pour ne pas citer le maître de la génération antérieure : Keith Rowe) qui repoussent constamment les limites de la guitare et modifient la manière dont cet instrument archétypal est perçu. Toi-même, te perçois-tu comme un membre de ce réseau mondial de musiciens electronica obsédés par la guitare? Parmi les noms cités, de quel pair, héritier, ou frère d’armes te sens-tu le plus proche ? Et quels sont tes guitar heroes?

Tout les gens que tu cites sont des amis. J’ai joué avec chacun d’entre eux, sauf Oren. On partage tous quelque chose,mais on se distingue tous, et je ne me sens pas plus proche de l’un que des autres. Pendant longtemps, j’ai été un grand fan de Kevin Shields. Maintenant, sans aller jusqu’à le qualifier de guitar hero, Manuel Mota est en train de devenir l’un des guitaristes les plus intéressants au monde, à mon avis. Il possède cette qualité extrêmement rare de maîtriser une approche qui ne soit basée ni sur les notes ni sur les sons, mais sur les deux à la fois. En un instant, il est capable de tisser des textures labyrintiques uniquement avec ses mains, sans effets.

– Ce qui est fascinant dans tes morceaux, c’est que l’on peine le plus souvent à reconnaître le son des guitares. Je garde en mémoire Desirée, ce splendide morceau d’ouverture sur Violence of discovery… (Touch, 2001). Est-ce que tu es encore inspiré par les possibilités offertes par la guitare et le matériel analogique?

Bien sûr, tout dépend de la manière dont tu te représentes la guitare et de ta capacité à proposer une approche nouvelle, faire des choses inédites. Par exemple, Desirée a été joué avec un moteur électrique que j’avais pris sur un walkman et à l’aide de bandes de caoutchouc que j’avais collées dessus, j’ai guidé les cordes en explorant lentement les harmoniques aiguës.

– A l’époque où tu as composé tes premiers morceaux, la musique électronique nécessitait encore un lourd investissement. Aujourd’hui qu’elle s’est démocratisée, tu pourrais sans problème faire du DSP et composer tes morceaux depuis un laptop. Tu y as déjà songé ?

Ecoute, la technologie est là pour nous aider à faire ce que l’on veut. On n’est pas là pour servir la technologie (même si beaucoup de gens n’y songent pas). On n’a pas besoin de l’utiliser pour la seule raison qu’elle est à portée de main. Avant, on faisait des albums de 40 minutes environ, la longueur moyenne d’un LP. Maintenant, les albums durent 70 minutes. Bientôt, on trouvera des albums audio sur des DVD. Et alors, est-ce que cela veut dire que l’on fera des albums de 4 heures à chaque fois que l’on veut sortir un disque ??? Et puis tu as raison : se mettre au DSP serait une facilité. Trop simple, c’est pas drôle.

– Ta musique a-t-elle toujours reflété plus un attachement sincère au son analogique et à la guitare qu’un simple refus du digital?

Je vais là où je vais, et j’utilise les outils qui me paraissent les plus appropriés. Un refus du digital??? Je travaille sur des systèmes d’enregistrement sur disque dur depuis 1993. C’est un simple outil.

– Tu crois qu’il reste encore des choses à explorer dans le son analogique?

Bien sûr ! Je ne suis pas un puriste, j’utilise des logiciels aussi, si j’en ai besoin. Pour moi, il n’y a pas de débat analogique vs. digital !! C’est tout bonnement une discussion qui sert la technologie! C’est absolument dépourvu d’importance. La technologie est là pour nous servir, pas l’inverse. Un artiste ne s’inquiète même pas pour ce genre de questions.

– Tu as été en résidence à STEIM (en Juin 1995) à Amsterdam pour des “recherches sur circuits électroniques”. Est-ce que tu utilises du matériel de Steim comme le fait Kaffe Matthews avec le logiciel LiSa ? Elle jouait du violon avant de l’abandonner plus ou moins pour se concentrer sur des paysages construits au laptop. Tu as déjà pensé abandonner la guitare ?

J’ai été en résidence à Steim à l’époque où j’étais très intrigué par leur “tradition” de modification et de personnalisation de toutes sortes d’équipement. C’était la première fois que je travaillais sur des jeux électroniques modifiés, ce que j’ai par la suite davantage exploré avec [le groupe] No Noise Reduction sur On Air, qui en retour a été le point de départ pour le développement de l’installation Toyzone que j’ai présentée à l’exposition Sonic Boom à Londres. Je n’utilise aucun équipement venant de Steim, ce sont souvent des instruments MIDI et je n’en utilise jamais. Je n’ai jamais envisagé d’arrêter la guitare, même si c’est évident que pour certains résultats que je cherche à obtenir, je n’en ai pas besoin. Parfois, je laisse de côté la guitare mais je la reprends plus tard sur mon chemin.

– On connaît très mal la scène musicale portugaise. Hormis quelques noms comme Carlos Zingaro, Nuno Rebelo ou Manuel Mota, c’est un peu difficile de se faire une idée de ce qui se passe au Portugal. Comment la décrirais-tu?

Je crois que la scène portugaise souffre de deux faiblesses. La première vient de ce que le public est très limité, donc insuffisant pour monter quoique ce soit. La seconde vient de ce la plupart des musiciens portugais se satisfont de faire de la musique à une échelle nationale et non globale. Donc la scène portugaise peut sembler correcte localement, mais lorsqu’on la compare à ce qui se fait dans le monde, elle paraît bien pâle. Mais on trouve quelques musiciens portugais qui font du bon boulot à une échelle globale. Les plus importants sont Sei Miguel et Manuel Mota.

– Parle-moi de Sei Miguel, je sais que tu es très emphatique et enthousiaste à son propos.

Sei Miguel est un compositeur de jazz incroyablement intelligent, doué d’une connaissance extrêmement poussée de la culture dans laquelle il travaille. C’est un joueur de trompette hors-pair qui dirige des ensembles à formation variable. Il joue ses pièces avec des textures et des timbres toujours surprenants et inhabituels. Attends-toi à entendre de la trompette, du trombone, de la guitare ou des percussions dans ses ensembles, mais tu pourrais tout aussi bien être surpris d’entendre un violoncelle, du theremin et de drôles d’objets.

– L’histoire de l’album de Nuno Canavarro, Plux Quba, est incroyable. Tu es crédité pour le remastering du CD (réédité sur le label Moikai de Jim O’Rourke). Tu pourrais nous dire quelques mots de ce musicien mystérieux ? Et que veut dire “Plux Quba” ?!

J’ai passé des heures au téléphone avec lui pour le convaincre d’enregistrer un nouveau disque, mais ce genre d’efforts a l’air de n’avoir aucune signification pour lui. Je sais qu’il a fait des musiques de film. Je suis devenu un de ses fans (et par chance, un ami) dès la première parution de Plux Quba, en 1988. Ce que “Plux Quba” veut dire? Eh ! Qu’est-ce que j’en sais??…

– Des musiciens portugais comme Nuno Rebelo ont-ils eu une grande influence sur toi ?

Nuno Rebelo a été très important pour moi à mes débuts. Il m’a fait découvrir des pratiques musicales plus élaborées ainsi que de nouveaux compositeurs.

– Parallèlement, as-tu été influencé par les minimalistes américains comme Phill Niblock ou Pauline Oliveros, ou bien par Brian Eno ? Et le rock dans tout ça : Sonic Youth, My Bloody Valentine?!

Non, ni Niblock ni Oliveros. Les grandes influences pour moi ont été John Cage, Alvin Lucier. Eno, bien sûr. Et oui, SY et MBV également.

– Jim O’Rourke prépare la sortie sur Moikai d’un disque que tu as enregistré avec Phill Niblock (Guitar Too, For Four). Enregistrer avec ce maître était quelque chose que tu avais envie de faire depuis longtemps ?

Phill Niblock est l’un de mes meilleurs amis. La première fois que je l’ai rencontré en 1992, mon chemin était déjà tracé.
Je trouvais que ce que Phill faisait d’un morceau de guitare était très intéressant, mais j’étais loin d’imaginer le chef d’oeuvre monumental qu’il allait produire. Bien sûr, j’ai été très heureux lorsque j’ai appris la sortie du disque.

– A un certain stade, j’imagine que tu as du te sentir frustré de voir tes travaux mal distribués, ignorés par des artistes que tu respectes. Aujourd’hui, tu sembles au coeur d’un réseau cosmopolite d’artistes. Comment es-tu rentré en contact avec les gens de Mimeo ou Sonic Youth par exemple?

J’ai passé près de dix ans dans un relatif isolement, mais je savais que ça faisait partie du jeu, je ne me suis jamais autorisé à me sentir aigri. J’ai été invité à participer à un concert de Mimeo à Cologne, et à la fin du concert, il a été décidé que les gens qui avaient joué ce soir-là seraient les membres permanents de Mimeo. Quant à Sonic Youth, je les ai rencontré au moment où ils jouaient à Lisbonne pour la première fois en 1993. Je leur avais demandé de prendre pour leur première partie, Tina & The Top Ten, des amis dont j’avais produit l’album.

– Le titre de ton album “Chasing Sonic Booms” est-il une allusion directe à M. Sonic Boom ? Si c’est le cas, en quoi est-ce ironique ? Tu connais ses travaux ? Je me dis que son projet E.A.R. devrait te plaire et se rapproche assez de ton engouement pour les drones.

Le titre Chasing Sonic Booms est une métaphore de l’improvisation en live. Mais il y a une anecdote assez drôle qui se cache derrière cela. Un jour, je rendais visite à Alvin Lucier et j’ai trouvé dans sa salle de bains un vieux numéro de Science News. Sur la couverture, il y avait une photo d’avion, un Sr-71 “Blackbird” et le titre était “Chasing Sonic Booms”. Il renvoyait à un article sur ces avions qu’utilise la NASA dans ses travaux sur le dessin d’aéronefs supersoniques afin de réduire leur onde de choc (ce que l’on appelle le bang sonique, “sonic boom”) et permettre le développement de vols commerciaux supersoniques sur des trajectoires continentales. Donc ça n’a absolument rien à voir avec Pete Kember, dont j’adore les morceaux pour Spacemen 3, même si E.A.R. ne m’intéresse pas.

– Est-ce qu’il y a encore des musiciens, des improvisateurs avec qui tu es désireux de travailler ?

Je garde espoir de faire quelque chose avec l’un des membres les plus intéressants de Mimeo, Jérôme Noetinger, il avait cette idée il y a quelques temps. Un autre projet est aussi en attente depuis longtemps pour enregistrer avec le guitariste islandais Hilmar Jensson (qu’on retrouve sur la compilation Strings and Stings 2 – parue sur FBWL avec notamment des morceaux de K.K. Null, Fennesz, Oldine, Marc Sens, Lee Ranaldo+erikm, ndlr). J’attends avec impatience une nouvelle rencontre avec Manuel Mota. Et bien sûr, je trépigne à l’idée de collaborer à nouveau de façon régulière avec le maître Sei Miguel.

– Tu as sorti des albums sur une grande variété de labels (Perdition Plastics, Dexter’s Cigar, Moikai, Ananana, Moneyland Records, Ecstatic Peace!, Staubgold, Touch, Tomlab). Es-tu libre de tout contrat ? Pourquoi cette dispersion de signatures ?

Certains labels fonctionnent avec des contrats, mais en général, pour un seul disque. Il ne s’agit pas vraiment d’une dispersion de labels, c’est une progression logique. Des fois, c’est parce que j’avais déménagé, d’autres fois c’est parce qu’on m’a demandé de sortir quelque chose. Aujourd’hui, mes labels principaux sont Touch et Tomlab.

– Est-ce que tu pratiques encore des installations sonores pour des galeries ?

Oui et j’ai l’intention de développer davantage de travaux sous cette forme.

– Quelle est ton opinion sur les installations sonores d’artistes électroniciens comme Mika Vainio, CM von Hausswolff, Carsten Nicolai, Ryoji Ikeda, Farmersmanual, etc. ?

Au Portugal, c’est difficile d’avoir accès à ce type de travaux. J’ai rencontré Pan Sonic et Ryoji [Ikeda] lors de l’exposition Sonic Boom.

– En quoi tes installations diffèrent-elles des leurs ? Et plus généralement, que penses-tu de cette tendance à actuelle au bourgeonnement des installations de sound art dans les galeries, de cette génération de musiciens non académiques qui parviennent à attirer l’attention du monde de l’art contemporain ?

Mes installations se singularisent des leurs parce qu’elles sont en général interactives et se comportent de manière imprévisible et générative. Mon opinion (en résumé) sur ce prétendu courant de sound art est que l’on peut en attendre un tas de travaux inintéressants mêlé à un tas de trucs super bien. C’est donc une bonne chose.