Le son du Grisli (Français)

par Guillaume Belhomme, Mai 2011

Guitariste qui, pour être beaucoup sorti des cordes, a fini par échapper aux sept guitares, Rafael Toral joue ici l’hypothétique huitième prêt à en découdre. Notamment au son des nouvelles preuves qu’il donne de son inventivité sur deux éléments discographiques de taille : troisième Space Elements de son Space Program et Wigry de MIMEO (groupe dans lequel il côtoie… Keith Rowe). Voici donc la boucle bouclée.

L’un de mes premiers souvenirs de musique, c’est Jimmy Page qui imite l’avion sur Led Zeppelin III. Je me doutais bien que c’était une imitation mais je n’avais aucune idée de ce que c’était vraiment, ce n’est que plus tard que je me suis rendu compte qu’il se servait d’une guitare pour faire ça. Je devais avoir trois ans. J’ai grandi avec la musique des Beatles, de Pink Floyd, de Janis Joplin…

 

Qu’est-ce qui t’a amené à la musique ?
J’ai décidé d’être musicien à l’âge de 16 ans environ. J’étais fasciné par la faculté qu’a la musique de transmettre des émotions abstraites. Je voulais atteindre ce but, toucher à ça, trouver en tout cas le moyen de m’y investir. J’ai par la suite découvert qu’il y a un moyen de rentrer en contact avec l’humain, qu’une essence spirituelle nous transcende… C’est comme toucher les étoiles, un sens du divin…

 

Quel a été ton premier instrument et les premiers musiciens qui ont pu t’influencer d’une manière ou d’une autre ?
Ça a été la guitare acoustique. Je reprenais les chansons des Beatles à l’âge de 12 ans. Et puis j’ai découvert la guitare électrique, ensuite la batterie et les percussions. Mais quand j’ai pris cette décision de devenir musicien, au début des années 80, j’écoutais des groupes comme Cocteau Twins, Bauhaus. Ensuite, je me suis intéressé à Brian Eno, Alvin Lucier, John Cage, et encore après My Bloody Valentine et Sonic Youth. Avec The Space Program, les choses ont changé et j’ai bien peur de ne plus subir d’influences…

 

Justement, comment décrirais-tu cette évolution qui t’a conduit de premiers disques aux couleurs noise / ambient à ce concept de Space Program que tu qualifies toi-même de « post-free jazz electronic music » ?
Avant tout, ce n’est pas vraiment une « évolution ». Ce serait plutôt un changement radical – ces jours-ci, nous avons d’ailleurs besoins de beaucoup de changements de la sorte. Ensuite, s’il est une chose contre laquelle je me bats, ce sont mes propres limites. Il y a deux raisons qui expliquent pourquoi j’ai opéré ce changement. J’étais d’abord conscient d’avoir fait ce que je pouvais faire de mieux dans le domaine de l’ambient et du drone avec la sortie de Violence of Discovery and Calm of Acceptance. Je savais que j’allais commencer à me répéter ou à user d’un vocabulaire arrêté, confortable. La seconde raison, c’est que je trouvais que les travaux d’ambient que je signais étaient une expérience d’immersion dans un environnement-bulle et il fallait que j’en sorte. Le monde nous donne assez de raisons d’être inquiet, alors j’ai réfléchi à une approche musicale plus appropriée au monde d’aujourd’hui, qui serait plus sensible, plus à l’écoute et aussi directe et libre.

 

Quelle a été l’influence de Sei Miguel dans l’élaboration de ce concept ?
Sei Miguel est un musicien extraordinairement subtil. Il a compris il y a très longtemps qu’il devait diriger d’autres musiciens en se passant des systèmes de notation classique. Il a donc inventé son propre système, débarrassé de notes et dans lequel il utilise des formes de sons. Grâce à ça, il peut travailler à partir de n’importe quelle source sonore. Je joue dans ses groupes depuis 1993 et ses méthodes m’ont toujours fasciné. A tel point que, quand j’ai commencé à penser The Space Program, j’ai décidé d’adapter son système à mes travaux électroniques, à ma pensée et à ma pratique. Mon système est donc un dérivé de celui de Sei Miguel. Ses conseils et sa sagesse ont joué un grand rôle dans le développement du Space Program…

 

En quoi consiste-t-il, maintenant ?
The Space Program part d’une idée simple qui consiste à établir des manières de jouer de la musique électronique selon des valeurs qui trouvent leurs origines dans le jazz. Enfin, raconté comme ça, c’est très simplifié, alors qu’en réalité ça commence à devenir assez complexe. Il s’agit de repenser l’interprète, l’instrument et le moment musical. Pour ce qui est du musicien, il s’agit de développer une approche assez physique, gestuelle, des instruments électroniques, et de prendre en compte la notion de phrasé (qui vient du jazz et est absente de la plupart des disques de musique électronique) et quelques autres critères qui aident à la décision. Pour ce qui est des instruments, ce sont des objets faits sur-mesure, qui peuvent difficilement s’accorder avec le système occidental de notation mais couvrent un large spectre sonore (ce qui est cette fois assez typique de la musique électronique) et obligent à faire avec l’indéterminisme. J’ai parlé plus tôt de « liberté » : jouer de ces instruments donne l’impression d’être le plus libéré possible, la musique que je joue ces jours-ci est libre de ce point de vu là. Si on prend en compte la durée, la structure phrasée et la manière dont les micro et macro formes sont liées, chacune des décisions, chaque seconde qui passe, a une influence sur la forme générale de la performance. A mesure que tu joues, tu révèles une structure de plus en plus large et chaque changement dans ton jeu fait office de décision compositionnelle.

 

Quelle est alors la place laissée à l’improvisation dans ce système ?
J’ai choisi de travailler en respectant un système parce que cela me permet de développer ma pensée de compositeur. Ce n’est pas de l’improvisation libre, j’appelle cela de l’ « improvisation systématisée ». « Improvisation » est un terme retors qui implique une prise de décisions sur l’instant. L’improvisation pure est donc une question de problèmes qu’il faut résoudre. Si tu joues de la guitare et que tu casses deux cordes, tu fais face à un problème et tu dois improviser, c’est-à-dire trouver une solution en périphérie de ce problème. Les musiciens de jazz appellent improvisation bien autre chose : c’est leur habilité à prendre des décisions créatives dans le cadre d’un système. Ce qu’on appelle les improvisateurs libres font de même, si ce n’est qu’ils le font hors de tout système. Ma façon de faire à moi se rapproche de celle des musiciens de jazz… J’espère avoir répondu à la question…

 

Je crois me souvenir que tu t’es demandé un jour comment il était encore possible de faire de la musique après le free jazz…
La musique en générale et le jazz en particulier a évolué de nombreuses et intéressantes façons depuis le free jazz. Quand j’ai commencé à regarder en arrière pour trouver une ascendance à mon Space Program, j’ai réalisé que je me trouvais à la croisée des chemins du jazz et de l’électronique. Puisque je sortais des sons étranges de mes machines, je ne pouvais me rattacher à l’histoire du jazz (en termes de culture musicale et de technique) et je ne pouvais pas non plus me rattacher à l’histoire de la musique électronique, qui a évolué selon des préceptes qui m’attirent assez peu (recherches sonores, complexité, composition envisagée comme produit…), moi qui suis plus intéressé par la simplicité et le phrasé dérivé du jazz. Le free jazz a été une référence-clef parce que le temps y est ouvert et flexible. Alors, j’ai imaginé un développement historique qui n’a jamais eu lieu, un point de passage entre free jazz et électronique à la toute fin duquel je pourrais trouver ma place. J’ai appelé ça « post-free jazz electronic music » parce que ce concept doit aussi à des développements musicaux plus récents et bien qu’il ne contienne pas forcément en lui ce sens de l’urgence propre au free jazz.

 

Il me semble que ta musique a aussi à voir avec le format chanson…
En un sens, oui. Le phrasé te ramène en effet à une sorte de chanson. Il s’agit d’inventer une ligne mélodique continue. Une ligne de son comme une ligne de pensée.

 

A l’écoute des différents volumes de Space Elements, on peut t’imaginer évoluer en aires de jeux constructivistes. Ta pratique musicale est-elle à ce point ludique?
Non, il n’y a aucun jeu du tout… Je suis très précautionneux lorsque j’arrange et compose (Sei Miguel est un vrai maître dans ce domaine), en conséquence les sons autant que leurs structures sont pensés pour aller ensemble de manière très transparente, sans quoi tout cela ne tiendrait pas la route… Il doit absolument y avoir une structure quelconque, ou une construction si tu préfères, tous les volumes du Space Program sont conçus de cette manière.

 

Penses-tu que parler ou écrire à propos de musique peut servir à sa compréhension?
Oui, bien sûr. Mais pas toujours : dans certains cas, la musique est de meilleure expérience lorsqu’on ne cherche pas à la comprendre. Mais je ressens le besoin de clarifier les choses pour me rendre compte où j’en suis, et ce n’est pas simple à saisir puisque j’ai en un sens changé les valeurs de la musique. En règle générale, tu apprécies des genres de musique en fonction de critères : grindcore, onkyo, improvisation, delta blues, fado, chacun de ces genres a ses valeurs et ses références. Certaines personnes peuvent être déboussolées (et parfois découragées) lorsqu’ils écoutent ma musique s’ils se réfèrent aux critères de la musique électronique. C’est que je n’y fais plus référence, je n’en suis plus là et me rapproche davantage des valeurs du jazz. Ainsi, ma musique sera certainement mieux appréciée par des amateurs de jazz. Ceci étant, ce que j’essaye réellement de faire est de la musique qui puisse être appréciée en tant que pure music, détachée de tous genres, attentes ou références…

 

Guillaume Belhomme © Le son du grisli, Mai 2011